JOSEPH KASA VUBU : QUEL HERITAGE POUR LA MEMOIRE COLLECTIVE ?
Ernest Wamba dia Wamba
INTRODUCTION
La mémoire collective est un élément de la mémoire culturelle(1) d’une communauté ( clanique/louvilaire, nationalitaire ou ethnique), d’un Etat, d’une Nation ou d’un pays (le pays ce sont les gens qui y habitent). La culture se compose des formes d’expression et de comportements par lesquels une communauté comprend, utilise et survit dans son environnement. Elle s’apprend, elle est malléable et change avec le temps. La mémoire de ce changement est préservée à travers des systèmes culturels de mémoire. Ceux-ci peuvent inclure : des arts visuels ou du spectacle, la littérature (tant orale qu’écrite), la théologie, la philosophie, la connaissance scientifique ou technique et d’autres savoirs ainsi que les mythes et légendes.
La mémoire collective peut prendre une forme écrite (dessinée ou gravée) ou orale (chantée, récitée, nomination, etc.) Nous sommes concernés ici de la mémoire collective dans la communauté Kongo ainsi que celle qui concerne le plan national. Dans un premier temps, il serait utile de savoir la place que Joseph Kasa Vubu occupe ou non dans la mémoire collective dans la Communauté Kongo et celle qu’il occupe ou non dans la mémoire collective du pays. Il faut rappeler que l’histoire n’est qu’un des systèmes de mémoire par lesquels une communauté se définit et son savoir culturel se transmet d’une génération à une autre. Dans les années 1959 à 1965, on entendait des chansons, comme, ‘Kimbundi kia Kasa kadidilange mama’(elle pleure de n’avoir pas un pagne avec l’effigie de Kasa Vubu) et les cris de Roi’, qu’on n’entend plus.
La transmission de la mémoire se fait par l’Ecole, L’Eglise, les individus (historiens, écrivains, parents, griots, etc.), mais surtout par l’Etat. Les artistes, les historiens, les savants, les dirigeants religieux ou politiques, les cinéastes, les enseignants, les philosophes, les journalistes ; etc., définissent l’identité de la communauté dont ils contribuent à créer la mémoire culturelle. La question de l’héritage et de la mémoire collective est complexe et difficile à bien traiter dans un petit espace. L’héritage est une forme de mémoire que les ancetres lèguent aux générations successives. Son noyau se compose des mythes fondateurs de la communauté. Par leur manière de travailler, s’appuyant sur les mythes fondateurs, mythes qui marquent l’orientation dans la pensée et l’existence des générations, les grands personnages font des contributions qui enrichissent l’héritage.
Les systèmes variés de la mémoire culturelle—l’histoire et la science, la technologie et la littérature, l’architecture et la théologie, etc., peuvent -etre des produits privés de création individuelle ou des résultats d’un effort public et communautaire. Quelles que soient les formes de la mémoire culturelle et les moyens de leur création, leur maintien et leur transmission sont associés aux institutions comme les Etats, les églises, les écoles, les bibliothèques, les medias, les universités, les associations artistiques ou professionnelles, les confréries, etc. Une collègue, qui a fait le constat de l’absence de Kasa Vubu dans les medias, en donnera le fondement et la justification.
La transmission se fait par filtrage délibéré ou non, conscient ou inconscient. C’est par ce filtrage, par exemple, qu’un Etat exerce son hégémonie culturelle. Il n’y réussit qu’en faisant subir une défaite à la résistance culturelle. Comme pour la résistance idéologique, c’est-a-dire les idées de la résistance, qui expose l’idéologie dominante comme un système des mensonges(2), la résistance culturelle expose le système des mensonges, des falsifications et des silences qui se présentent comme mémoire collective du pays. La compréhension de cette dynamique contradictoire permet d’expliquer les silences et les falsifications de l’histoire. Les héritages peuvent etre aussi saisis comme étant divisés : les héros des masses résistantes peuvent ne pas etre ceux consacrés par le régime dominant. Celui-ci, pour des raisons de légitimité ou de domestication, peut adopter et proclamer le héros des masses populaires, comme héros national. Mobutu était l’un des responsables de la trahison et de l’assassinat de Patrice E. Lumumba ; pour des raisons de son image internationale et de légitimité relative, il proclama—sur intimation du Président Julius Nyerere—Lumumba « Héros National ». La Conférence Nationale Souveraine, plus tard, acta sur cette proclamation. Le régime de l’AFDL décida d’ériger un monument pour ce héros national.
Par sa prescription, « de 1960 à 1965, chaos ! », le régime du coup d’Etat de 1965 voulait gommer l’histoire des luttes contre la recolonisation du pays après la proclamation, le 30 juin 1960, de l’indépendance. Etant un régime de consolidation du néocolonialisme au Congo, il voulait désorienter les forces sociales et nationales qui poursuivaient la lutte contre la recolonisation ou la néocolonisation du pays. C’est pour mettre une couverture sur toute son activité allant jusqu’à l’utilisation des mercenaires pour massacrer, au nom des croisés occidentaux de la guerre froide, les masses populaires résistantes.
La déstabilisation de la mémoire collective, dans la communauté Kongo, après le coup d’Etat de 1965 contre le Président Joseph Kasa Vubu, s’explique par cette domination et la défaite relative de la résistance culturelle Kongo, défaite facilitée par les insuffisances de la présidence de Kasa Vubu( sa distance du parti ABAKO qui devait l’aider dans sa gestion difficile de l’indépendance octroyée, son éloignement des Bangunza dont le soutien au mouvement de l’indépendance a été stratégique, etc.) et la crise presque fatale de l’ABAKO—qui n’avait pas traité correctement le conflit né à la conférence de la Table ronde politique(3). On note aujourd’hui la perte graduelle, meme dans le terroir Kongo, de la langue Kikongo en faveur de Lingala (expression de l’hégémonie culturelle du régime). La politique linguistique pronée par l’ABAKO était abandonnée. Avec cette perte, les éléments fondamentaux de la mémoire collective ne se transmettent plus de vieilles générations aux plus jeunes. Le caractère, tant national que communautaire Kongo, de certains grands ancetres Kongo, disparaît. La transmission de la mémoire de chacun de ceux-ci (Kimbangu Simon, Kasa Vubu Joseph, Nzenza Nlandu, Kanza Daniel, Panda Faranana Paul, Ntwalani Thomas Bula Managa, etc.) est de plus en plus privatisée par leurs familles restreintes. Certaines figures qui n’ont pas nécessairement fait des grandes contributions dans la lutte pour l’indépendance sont placées dans l’avant-plan et sont donc prises pour des points de référence de l’héritage à reproduire.
La perte de la langue et tout se qui se transmet par elle (tout l’héritage culturel : les mythes fondateurs, les chansons, les fables, les proverbes, le matriarcat, les initiations, etc.) sont une indication d’aliénation culturelle de la communauté et exprime une conscience de soumission. Les gens adoptent les valeurs de ceux qui les dominent et les soumettent. Les dirigeants internes de cette soumission, sont les fameux notables Kongo, porteurs des mallettes. Ils se font les proconsuls politiques du régime auprès de/pour la communauté Kongo, pour bien entretenir sa docilité et sa volonté de servitude. C’est un indice de la pérennisation de l’impact de la dictature Mobutiste que le régime à prédominance swahilophone d’aujourd’hui ne parvient pas à détroner la langue Lingala dans le terroir Kongo.
La résistance culturelle Kongo, initiée et entreprise par le Bundu dia Kongo, malgré ses avancées très remarquables, n’a pas encore réussi à détroner l’impact du régime Mobutiste ni d’empecher complètement la tentative du régime Swahilophone de remplacer cet impact. Ceci montre aussi qu’il est nécessaire d’avoir le contrôle des institutions(les appareils idéologiques et quasi=idéologiques de l’Etat) surtout étatiques pour vaincre une hégémonie culturelle, c’est-à-dire l’aliénation ou la domestication culturelle. L’hégémonie culturelle coloniale qu’incarnaient les évolués domestiqués, c’est-à-dire, ceux qui n’avaient pas fait rupture avec cette hégémonie par un retour/recours aux sources traditionnelles culturelles, reste à vaincre parce que les descendants culturels, intellectuels et sociaux des évolués continuent de controler les institutions en alliance avec les forces extérieures avec lesquelles ils s’identifient culturellement et socialement beaucoup plus qu’avec les masses populaires qu’ils prétendent diriger.
Les occasions de la commémoration des anniversaires des événements en des dates nationales ou internationales devraient etre celles ou l’on doit se souvenir des expériences, par exemple, de l’intervention du peuple mobilisé sur la scène de l’histoire congolaise (06/04/1921, 04/01/1959,30/06/1960,17/05/1997, etc.,.) Elles devraient etre des occasions de réveil de conscience pour une possible désaliénation et une re-mobilisation du peuple.. Elles sont bien souvent celles des célébrations par les jouisseurs des résultats des luttes et souffrances du peuple. Ces jouisseurs n’ont meme pas d’égard à ces souffrances du peuple. La commémoration du 40 ème anniversaire de la mort du Président Joseph Kasa-Vubu devrait etre une occasion de réveil de conscience pour re-activer l’héritage de sa manière de travailler, enracinée dans le peuple, et qui nous a amenés à l’indépendance.
Le fait que cette commémoration est restée, depuis longtemps, une affaire essentiellement privée si pas de la famille restreinte, montre pourquoi nous vivons la crise de l’effort pour l’indépendance. Dans un sens, Kasa Vubu était l’ABAKO, on ne peut comprendre la grandeur de Kasa Vubu sans comprendre celle de l’ABAKO. La mort de celle=ci a fait l’absence relative de Kasa Vubu dans la mémoire collective, surtout celle d’une communauté Kongo relativement soumise par ceux qui ont causé cette mort et cet oubli.
L’héritage de l’effort pour l’indépendance.
La mémoire collective devrait nous renseigner sur ce que nous sommes, d’où nous venons, qui nous voulons etre et où nous voulons aller. Elle devrait s’enrichir de l’héritage nous laissé par ceux qui nous ont précédés. L’effort pour l’indépendance désigne la dynamique du mouvement de libération de notre pays et le processus de la reconstruction nationale, dans une indépendance souveraine à conquérir par une lutte non-interrompue. On peut retracer les fondements de ce mouvement le plus loin possible dans le passé—y compris le mouvement prophétique dirigé par Simon Kimbangu. On peut reconnaître comme fondateurs, à part Kimbangu Simon et les prophètes/bangunza, Joseph Kasa Vubu et l’ABAKO ainsi que Patrice Emery Lumumba et les nationalistes, qui avaient compris, bien qu’en retard, que l’indépendance octroyée était un cheval de Troie.
Comme on le sait, la mission prophétique du grand Seigneur Kimbangu visait la véritable libération des noirs du monde entier et la véritable libération de toute l’Afrique. Elle sonnait la fin imminente de la domination blanche sur l’Afrique. On ne pouvait pas etre imprégné de cette vision et accepter la continuité de la soumission coloniale.
Le fait qu’il n’y ait pas eu de synthèse entre la ligne politique du Manifeste de la Conscience africaine des évolués sans liens avec les masses populaires surtout rurales et le Contre-Manifeste de l’ABAKO avec des liens organisés avec les masses populaires de la capitale et des campagnes rurales Kongo, fait que l’effort pour l’indépendance ait eu une double fondation qui s’exprime idéologiquement par, d’une part, l’unitarisme (centralisme) sans liens organisés avec les masses populaires et, d’autre part, le fédéralisme avec des liens avec des masses communautaires—au moins dans le terroir Kongo, y compris la capitale, Kinshasa. A la CNS, l’ABAKO disait qu’elle s’opposait à tous ceux qui ne se trouvaient qu’au niveau national sans se trouver aux niveaux régional et local.
La Charte devant remplacer celle coloniale devait éclaircir sur le comment les différentes communautés congolaises, forcées d’etre ensemble sous la colonie, devront vivre ensemble après l’obtention de l’indépendance. C’est Joseph Kasa Vubu qui, à la Table Ronde politique, avait la clarté de demander la formation de la Constituante congolaise pouvant élaborer une telle Charte. Les participants à la Table Ronde politique et les colonialistes avaient rejeté cette idée. La Loi fondamentale élaborée par les Belges ne pouvait remplacer cette Charte possible. Le coup d’Etat de 1965 écourta les effets de la Constitution de Luluabourg (1964), élaborée par une Constituante sous l’intimation du Président Joseph Kasa vubu et adoptée par le peuple par referendum. C‘était un moyen de relancer l’effort pour l’indépendance que Kasa-Vubu et l’ABAKO ont toujours inscrit dans une dynamique de restructuration fédérale du pays.
Les masses organisées par l’ABAKO luttaient avec consistance pour leDipanda. C’est Joseph Kasa Vubu, depuis 1954, qui était responsable du leadership de cette lutte.. C’est ici finalement où se constituait la nation congolaise. L’ABAKO ne se composait pas que des Bakongo. Dans sa direction, à la section de Boma, par exemple, se trouvait un Luba(4). Les candidats bénéficiaires des bourses d’études offertes par l’ABAKO comprenaient aussi les non-Kongo. L’orientation politique de l’ABAKO, sous la direction de Joseph Kasa Vubu, ne visait pas à une pureté ethnique, mais à l’indépendance et l’autonomie des communautés dans un pays indépendant organisé sur la base fédérale.
Toute cette période, depuis l’indépendance de l’Inde (1948) jusqu'à l’assassinat de Salvador Allende et Amilcar Cabral (1973), le monde était marqué par un mode historique de la lutte de libération nationale, comme politique transformatrice du monde. Tous les mouvements luttant pour l’indépendance coloniale (mouvements de libération avec ou sans lutte armée populaire) et meme ceux qui octroyaient l’indépendance pour prévenir la perte totale des colonies étaient marqués (positivement et négativement) par ce mode historique de la politique de lutte de libération nationale. En Afrique, les théoriciens de ce mode politique comprenaient Frantz Fanon et Amilcar Cabral(5). Dans ce mode historique, la nation était comprise comme se formant dans le processus des luttes populaires pour l’indépendance nationale.
Disons d’abord que la politique de la séquence politique de la libération nationale est caractérisée par une démarcation, dans la politique, qui porte sur la nation et la politique nationale, par opposition par exemple à la politique du bolchevisme qui est une démarcation dans la politique prolétarienne. La nation est comprise, par F. Fanon et A. Cabral, comme étant formée par les gens qui luttent, de façon consistante, contre le colonialisme et le néocolonialisme. Elle ne s’identifie donc pas, automatiquement, à l’ensemble des communautés coloniales. Jusqu’à 1959, si pas 1960, c’étaient les masses Kongo, mobilisées par l’ABAKO, qui luttaient avec consistance, contre le colonialisme. L’achèvement de ce mode politique, vers les années 1973, explique la crise de la question nationale qu’on cherche encore à résoudre et à le faire par l’Etat. Ce mode a existé pendant la période où il était impossible de penser la politique dans l’absence d’une forme ou d’une autre de l’anti-impérialisme militant. L’époque de la Guerre froide a rendu difficile de tenir, dans la durée, la position politique de l’anti=impérialisme militant indépendant.
Il faut bien souligner que dans cette politique, la conscience nationale était médiatisée par le mouvement populaire. S’il faut parler d’une base sociale de cette nation, c’était les masses les plus pauvres, les plus exclues (‘les damnés de la Terre’), plus particulièrement, les paysans de la campagne rurale. La nation était plus portée vers la campagne rurale ; pas seulement parce que la majorité de la population colonisée y habitait, mais parce qu’ils étaient les plus exclus, ils n’avaient donc rien à perdre et tout à gagner par le renversement du colonialisme ; eux seuls pouvaient etre universels et consistants dans leur revendication de la libération nationale et la démocratie. Les petits=bourgeois, les travailleurs et les habitants des villes en général avaient des bénéfices qu’ils tiraient du colonialisme ; ils étaient vacillants et ne luttaient pas avec consistance contre le colonialisme. Leurs références culturelles et politiques c’était la métropole coloniale. Dans la bourgeoisie, il y avait une tendance à la ‘compradorisation’.
Depuis le mouvement des Antoniens antiesclavagistes—dirigé par Ndona Beatrice Kimpa Vita—en passant par le mouvement prophétique anticolonial et pour la dignité de la race noire ainsi que la ré-union de la Famille africaine par le retour en Afrique des descendants des esclaves—mouvement dirigé par Kimbangu—jusqu' au groupe pan-africaniste promouvant une lutte armée anti-coloniale –dirigé par un certain Jackson—et qui envoya en Jamaique, en 1928, deux messagers pour rencontrer le dirigeant pan-africaniste, Marcus Garvey ainsi que la participation de Paul Panda Faranana aux Congrès pan-africanistes(6), la communauté Kongo, dans sa culture, a eu une certaine orientation pan-africaniste. Il est, cependant, assez curieux que l’aspect des relations internationales de l’ABAKO n’ait pas été très développé. En partie parce qu’on n’a pas assumé tout l’horizon incarné par la mission de Kimbangu qui incluait la libération des descendants des esclaves et leur retour en Afrique(7).
La colonie belge, comme les autres colonies, était subdivisée, pour l’administrer, sur la base de la création ou la réorganisation des tribus, parfois là où celles-ci n’existaient plus. Les Bakongo étaient des sujets du Royaume de Kongo dia Ntotila et non un ensemble des tribus (Bayombe, Bandibu, Bantandu, Bamanianga, etc.) Gouverner, à la colonie, se basait sur le processus de diviser pour régner. L’Etat colonial s’appuyait sur les oppositions tribales ou ethniques ; ce qui faisait de cet Etat, un Etat discriminatoire et un Etat-greffe sans contenu sociologique réel. La forme globale de l’existence sociale, caractérisant la cohabitation de toutes ces communautés tribales forcées d’etre ensemble dans la colonie était marquée par la politique de « diviser pour régner.» A l’indépendance octroyée, le problème de la question nationale se posait en termes de la formation de la nation indépendante transcendant les divisions ethniques jusque-là entretenues par l’Etat colonial. Avant cela, l’ABAKO confrontait la question cruciale : que faire si les communautés coloniales, tribales ou ethniques, devenues très domestiquées ou soumises, tardent à développer une conscience pour lutter pour l’indépendance—surtout si leurs dirigeants ne visent qu’à attendre une indépendance octroyée que les colonialistes doivent préparer ? Les masses mobilisées de la communauté Kongo doivent-elles se fondre dans les communautés retardataires et ne viser avec elles qu’à l’indépendance octroyée ? Sous la direction de Kasa Vubu, l’ABAKO avait jugé qu’il ne servait à rien d’attendre les communautés qui s’identifiaient avec les colonialistes et que gagner, par les communautés mobilisées, l’indépendance pourrait meme obliger les colonialistes de changer d’avis. Ce n’est pas la meme chose que de revendiquer un séparatisme doctrinal. En fait, cette décision avait accéléré le mouvement de l’effort pour l’indépendance et au moment du Congrès de Kisantu (1959), c’était clair que les autres communautés se réveillaient et l’indépendance séparée du seul Kongo Central n’était plus nécessaire. Il y en a qui continuent de croire que ce changement de décision a ralenti le radicalisme en faveur d’une indépendance octroyée que réclamaient les évolués encore aliénés. Une indépendance arrachée par le Kongo Central allait avoir un impact de radicalisation de l’Etat colonial (pour une guerre coloniale qu’il n’envisageait pas ou pour octroyer l’indépendance aux autres) et des autres communautés par la radicalisation de leurs dirigeants évolués encore aliénés, cherchant enfin à tisser des liens avec les masses de leurs communautés respectives.
Le 4 janvier 1959 était décisif : c’était l’occasion pour le gouvernement belge de se rendre compte de sa volonté et sa capacité d’organiser ou non la guerre coloniale et c’était l’occasion aussi, pour l’ABAKO le noyau du mouvement de l’effort pour l’indépendance, de penser à une politique d’organisation d’une lutte armée populaire pour arracher l’indépendance des colonialistes. Les rumeurs avaient fait croire que la jeunesse de l’ABAKO (la JABAKO) commençait à se donner une formation militaire. On parle de la présence de deux soldats de l’armée spirituelle de Kimbangu Simon qui avaient intervenu ce jour-là à Kinshasa. Est-ce cela qui aura renforcé le gouvernement colonial d’abandonner l’idée d’une guerre coloniale soutenue et de voir l’ABAKO abandonner cette possibilité ? En tout cas, le fait, pour les militants de l’effort pour l’indépendance, d’avoir accepté d’aller participer à la Table Ronde politique c’était accepter de s’orienter vers le processus colonial de l’indépendance octroyée. Une fois encore, le soutien de l’ABAKO à Joseph Kasa Vubu, qui quitta la Table Ronde politique pour protester contre le refus de l’idée de la Constituante et du Gouvernement provisoire, semblait etre conforme à la poursuite du processus conduisant à l’indépendance arrachée ou conquise. Son retour à la Table Ronde sera une conséquence de sa rupture d’avec ce processus. L’ABAKO semble avoir perdu, alors, son leadership de la lutte pourl’effort pour l’indépendance. C’était-là le sens de la sagesse Kongolaise, suivant laquelle « meme le chasseur le plus expérimenté peut rater le gibier s’il tire en courant. » On ne voulait pas tirer en courant et on a couru pour tirer.
A la Table Ronde, le comportement d’évolué, se distançant des masses congolaises considérées comme ignorantes, joua plus que le comportement des évolués qui avaient commis un suicide de classe, comme dit Cabral, en se rapprochant des masses congolaises et les valeurs traditionnelles. Ils semblaient avoir oublié la différence entre l’indépendance octroyée et celle arrachée. C’est la manière de travailler et l’orientation dans la pensée et l’existence qui avait amené Kasa Vubu à douter des travaux de la Table Ronde. Il se voulait etre fidèle à la position de l’ABAKO qui s’opposait à l’indépendance octroyée, c’est=à=dire préparée par les colonialistes.
L’héritage de Kasa Vubu : son orientation dans la pensée et l’existence pour continuer l’effort pour l’indépendance.
Bien qu’il ait échoué à la Table Ronde politique de faire adopter sa position en faveur de la formation d’une Constituante, aux autres Congolais, Joseph Kasa Vubu avait montré qu’il était consistant avec son orientation dans la pensée et l’existence en faveur de l’effort pour l’indépendance. Et c’est par son geste que nous pouvons mesurer aujourd’hui pourquoi les représentants des masses congolaises n’ont pas compris le piège de l’indépendance octroyée. La ligne des évolués encore aliénés dominait.
Kasa vubu avait 4ans quand le grand mouvement prophétique émergea au Bas=Congo. Nous ne savons pas quel impact il avait sur lui. Nous savons que Filipo Mbumba, l’un des plus grands bangunza, s’était installé à Lukula, après etre chassé de chez=lui à Kinkenge. Nous savons que, plus tard, Kasa Vubu était en contact spirituel avec le ngunza Major, le continuateur du groupe de Filipo Mbumba. Dans les milieux des membres de l’ABAKO, il est souvent affirmé que l’esprit de Kimbangu Simon travaillait en Kasa Vubu. En tout cas, les Bangunza exerçaient une forte influence dans l’ABAKO. La conscience formée par les prophéties de Kimbangu permettait aux dirigeants de l’ABAKO de tenir le point de la lutte pour l’indépendance immédiate dans la durée devant l’impossible. L’association continuelle avec l’abbé Loya porte à croire que Kasa Vubu cultivait bien la poursuite de la maturité spirituelle dont parlait Kimbangu Simon. Il faisait preuve d’indépendance d’esprit dans son orientation dans la pensée et l’existence. On peut dire, suivant ce que les bangunza disent, que son lien avec les dirigeants de l’Eglise catholique était un fil de rasoir.
Les témoignages, dont nous avons connaissance, décrivent Joseph Kasa vubu comme ayant été introverti, méditatif et avait une attitude prononcée d’indépendance. Il était serein devant les tempetes et avait une maitrise relative de la colère et d’autres pulsions. Il était porté vers les négociations persuasives et éviter les confrontations. C’est à cause de son orientation dans la pensée et l’existence qu’il fut renvoyé du Grand Séminaire ; il ne supportait pas la démarche ou l’approche des missionnaires en matières éducationnelles et spirituelles. Il semble que son attachement avec son peuple ne lui permettait pas de s’orienter vers une vie qui semblait l’isoler de celui=ci.
Devant les faits majeurs portant atteinte à la dignité et l’intégrité du peuple, Kasa Vubu prenait toujours position en faveur du peuple. Contre la critique et le rejet du matriarcat par certains évolués, dont Kanza Daniel, il défendit le matriarcat. Contre toute la dynamique de l’aliénation des terres et d’autres droits, il défendit, dans un fameux discours, les droits des premiers occupants, et cela à un moment où il n’était pas facile de le faire(8). En tant qu’enseignant, il n’hésita pas de défendre, contre la hiérarchie, les droits pour un travail efficace d’enseignant. Au moment où les évolués, en général, ne voyaient aucune place pour les cultures africaines dans le monde moderne, il réclama cette place pour ce qu’il appela la civilisation bantoue. Il semble donc que Kasa Vubu, dans la pensée et dans l’existence, avait pour orientation la défense des droits du peuple, le mouvement de la civilisation de celui=ci sur la base de son indépendance et son intégrité culturelle. Alors que l’évolué typique n’avait pour orientation dans la pensée et dans l’existence que l’admiration et le suivisme du modernisme européen et l’aliénation des cultures africaines. C’était dans cette orientation que s’inscrivaient les exigences de l’immatriculation. Patrice Emery Lumumba, et pas Kasa Vubu, avait passé par ses exigences. C’est peut=etre pourquoi, en tant qu’évolué radicalisé, Lumumba avait des difficultés d’avoir une base réelle pour soutenir son radicalisme, meme révolutionnaire. Dans une étude de grande profondeur de Jean=Paul Sartre(9), ce contraste frappant des ‘backgrounds’ culturels de Kasa Vubu et de Lumumba est fait.
Le conflit dans la délégation de l’ABAKO à la Table Ronde du au fait de l’élection de Daniel Kanza au bureau de la Table Ronde, comme vice=président et de la sortie de Kasa Vubu de la conférence, comme nous avons expliqué, avait commencé à entamer la cohérence et le leadership de l’ABAKO dans le processus des luttes pour l’indépendance conquise. Au retour de la Table Ronde, on s’attendait à ce que ce conflit soit résolu par une réunion soit du Comité Central de l’ABAKO soit par son Assemblée générale ou meme par une réunion des sages de l’ABAKO. La culture Kongo a fait de la palabre un mécanisme de résolution des conflits, meme ceux dus aux contradictions antagoniques, comme le cas du décès par sorcellerie, le conflit qui aurait commencé à la Table Ronde, aurait certainement pu se résoudre par ce mécanisme. Malheureusement, le conflit qui devint celui entre deux personnalités d’orientation différente, Kasa Vubu et Kanza, a laissé, par la manière dont il a été résolu, des conséquences regrettables==surtout l’affaiblissement si pas la mort de l’ABAKO.
Le développement de ce conflit a porté au public les conflits culturels latents, en plus de ceux politiques, conflits qui formaient le soubassement de cet antagonisme. Il y avait d’abord la divergence entre les deux personnalités exprimée, par exemple, en termes d’opposition entre le matriarcat et le patriarcat ; il y avait aussi l’opposition entre catholicisme et protestantisme : au Congrès de Kisantu, par exemple, il y avait eu une réunion, sous l’instigation des jésuites, de laquelle Daniel Kanza était exclu et où la peur de la montée au pouvoir politique des protestants était exprimée (10). Il est dit qu’en son temps, Mgr Kimbondo avait exprimé son mécontentement du fait que le protestant Daniel Kanza soit fait Vice=Président général de l’ABAKO. Les Bangunza de MISPROCO, par exemple, responsabilisent Kasa Vubu pour son renversement du pouvoir parce qu’il s’est trop attaché aux Catholiques oubliant ou marginalisant les Bangunza, sans lesquels l’indépendance n’aurait pas été obtenue(11). On l’accuse d’avoir exprimé l’idée que les missionnaires catholiques ayant été nos enseignants ne peuvent pas etre abandonnés. Il est dit que son entourage ne permettait pas les Bangunza d’etre reçus par lui. D’autres affirment que c’est le fait d’avoir refusé de rompre les liens avec les Eglises coloniales que l’esprit de Kimbangu l’aurait abandonné. Il refusa d’aller à Nkamba où on l’attendait pour une cérémonie et sa femme le dissuada d’aller prier, comme Président , dans une église Kimbanguiste en feuilles de palmier à Kimbanseke.
Le conflit politique se focalisait sur l’opposition entre l’indépendance immédiate et l’indépendance à long terme. Moderniste radical qu’il était, Kanza était contre l’indépendance immédiate en faveur d’une indépendance murie(12). Ceci peut expliquer le fait qu’étant nommé vice=président de la Conférence de la Table ronde, il refusa de suivre Kasa Vubu qui quitta la Conférence protestant le fait que son idée de Constituante et du Gouvernement provisoire ne soit pas acceptée. Dans les circonstances du fait que les Belges aient pris de court les militants de l’indépendance immédiate, l’opposition autour de la ligne politique de l’ABAKO devait=elle conduire à la division au sein de l’ABAKO ? Le changement brusque de position de Kasa Vubu, qui avait accepté auparavant la position du Cartel que Kanza soutenait, en plus du fait qu’il partit avec la caisse de l’ABAKO alors qu’il n’était pas le Trésorier du parti, avait aggravé la divergence. Kasa Vubu qui était porté vers les négociations persuasives et éviter les confrontations, n’a pas pu, en tant que Président Général de l’ABAKO, résoudre avec satisfaction ce conflit capable de conduire aux confrontations. Il ordonna, par ses sympathisants du Comité central, réunis en Conseil, la révocation de Kanza. Celui=ci, par une lettre, demanda la tenue d’une réunion lui permettant d’expliquer ce qui s’était passé à la Table ronde. Kasa Vubu lui opposa un refus catégorique sans tenir compte de l’opinion générale du peuple Kongo. Les négociations, par intermédiaires (l’abbé Loya pour Kasa Vubu et Alphonse Baniengumuna pour Kanza), n’avaient rien donné. C’est cela qui aurait fait que, pour justifier la décision, on fabriquera des mythes pour noircir l’image de Kanza, auprès du peuple Kongo, jusqu’à l’accuser d’etre Juda qu’il n’était pas. Des zélés iront partout raconter que Kanza a vendu le pays, qu’il a marié sa fille au Roi des Belges, que son fils Thomas Kanza aurait étranglé le Roi Kasa, utilisant de façon opportuniste la photo qui montre Thomas Kanza en train d’ajuster la cravate de Kasa Vubu. C’était une véritable mort culturelle de la famille Kanza qui était organisée. Le Président général de l’ABAKO ne faisait rien pour empecher la sale propagande qui pouvait nuire à l’unité non seulement de l’ABAKO mais aussi du peuple Kongo. Les conséquences de ces fausses accusations sont bien connues. Dans une conversation avec l’auteur, papa Kanza dit que tout le mal qu’on lui avait causé, sans qu’il ait fait quoi que ce soit, si l’on ne demande pas pardon pour cela, les conséquences dans notre communauté ne manqueront pas. Malgré le principe de « mika mia mbwa, lekila kumosi sikamana ku mosi, * le fractionnisme (prenant l’expression des oppositions ‘sub=ethniques’ : ndibu, manianga, bantandu, bayombe,etc) et meme la division ont été provoqués par les conflits politiques motivés par le partage de pouvoir qui s’annonçait à l’horizon.
L’ABAKO qui avait initié et promu le recours à la culture Kongo—qu’elle a contribuée à développer, n’a pas utilisé les enseignements de la palabre, par exemple, pour résoudre les conflits qu’elle confrontait. On peut dire que ceux-ci ont également contribué à la crise culturelle actuelle. La division au sein du peuple Kongo, provoquée par les conflits politiques de l’ABAKO, a fait qu’on ne pouvait pas opposer une action unifiée soutenant le Président Kasa Vubu lors du coup d’Etat de Mobutu. L’ABAKO pouvait bien se réunir et examiner, par une palabre, ce qu’il fallait faire devant le fait accompli de l’indépendance octroyée qui ne cadrait pas avec l’indépendance immédiate conquise voulue par l’ABAKO. L’opposition contre Kanza donna seulement l’occasion à ceux qui cherchaient un bouc émissaire.
Il faut dire quelque chose de la gestion de la Présidence dans une indépendance octroyée. Contrairement au Premier Ministre Lumumba qui était frustré par l’émergence de l’indépendance octroyée, le jour de sa proclamation, le Président Kasa Vubu semblait déjà etre préparé par cette réalité, surtout après avoir perdu son combat à la Table ronde politique, et n’avait pas perdu la tete. Il était seulement question de se donner une orientation pour maitriser la situation. Les événements avaient vite soumis notre pays sous la bipolarisation historique imposée par la Guerre froide. Très vite, le Président Kasa Vubu naviguait entre plus ou moins trois camps : les forces pro=américaines (dirigées par Mobutu, Nendaka, le groupe dit de Binza), les nationalistes radicaux, soupçonnés par les Américains d’etre sympathiques au et soutenu par le camp communiste (dirigés initialement par Lumumba) et les forces sécessionnistes (soupçonnées par les Américains d’etre des marionnettes des anciennes compagnies minières belges)(13). Bien que sa gestion ait été largement exemplaire, il n’a pas pu controler le groupe de Binza, par exemple. Il faut dire quand meme que c’était grace, entre autres, à ses efforts personnels que le pays qui était très balkanisé était réunifié. Vers la fin, les tendances dictatoriales qu’on avait reprochées au Président général de l’ABAKO(14) étaient réapparues avec son traitement des résultats des élections, en voulant confier la charge de la primature à la minorité favorable à lui. C’était peut=etre là le prétexte que le camp pro=américain attendait pour le faire partir. Il n’a jamais été considéré comme étant une marionnette d’aucune puissance étrangère.
A force de naviguer entre les forces antagoniques, le Président Kasa Vubu n’aurait pas eu le temps de corriger les conséquences de la division dans l’ABAKO due, entre autres à la révocation de Kanza. Les fractionnismes avaient conduit à l’exclusion de certains militants du partage du pouvoir de l’indépendance octroyée. La communauté Kongo avait commencé à se diviser : certains Bakongo étaient exclus de certains postes par l’effet de leur appartenance fractionniste. Les deux difficultés qui continuent de diviser cette communauté, à savoir la crise culturelle et la perte de la conscience politique, ont commencé en ce temps=là. L’impact de la dictature de Mobutu, utilisant la politique de diviser pour régner, a été facilité par ces difficultés. L’ABAKO mourante et la communauté Kongo dans la division ne pourraient pas empecher le coup d’Etat renversant le Président Kasa Vubu. Le sorcier de l’extérieur ne mange dans le clan que par le sorcier de l’intérieur du clan. Ce sont les faiblesses au sein de la communauté Kongo, dues entre autres par la manière dont l’ABAKO avait résolu les divergences apparues à la Table ronde et le désintéressement du Président Kasa Vubu de la gestion active de l’ABAKO, qui ont facilité le coup d’Etat. Il est à regretter qu’il n’ait pas pu ni proclamer Simon Kimbangu comme Héros national, obtenir des Belges le renversement de sa condamnation à vie, ni exigé du gouvernement belge la réparation et la compensation des familles des relégués.
La communauté Kongo divisée ne pouvait pas entretenir l’unité de respect de leurs différents dirigeants ou héros. Les héros de l’effort de l’indépendance, partiellement ignorés par leur communauté, ne pouvaient etre reconnus facilement par les autres communautés qui, pour la plupart n’étaient pas au centre de la dynamique de la lutte pour l’indépendance nationale. Les faiblesses des institutions éducationnelles, dans la mesure où l’histoire congolaise y souffre de graves silences, aggravent l’ignorance ou l’oubli calculé des héros de l’indépendance par les dirigeants sortis des autres communautés. L’orientation dans la pensée et dans l’existence=quelques erreurs de moins=, de Kasa Vubu, aurait du etre un modèle pour tout Congolais engagé dans le combat pour l’indépendance réelle.
Quelques leçons à tirer.
C’est la réunification de la communauté Kongo qui remettra sur lekiandu kia nzitusu ses anciens héros. C’est à cause de la division de la communauté que nos grands ancetres deviennent de plus en plus privatisés par leurs familles immédiates. Depuis la proclamation de l’indépendance, il y a eu beaucoup de luttes contre la recolonisation dont la défaite relative a donné naissance au néocolonialisme consolidé par le coup d’Etat de 1965. C’est pour gommer cette histoire des luttes que le Lt. Général Mobutu déclara que de 1960 à 1965 c’était le chaos. Il déclara ainsi la cloture de l’effort pour l’indépendance, il ferma la porte à la voie de l’effort pour l’indépendance. La communauté Kongo était formée par les luttes des masses, tant messianiques (dirigées par les Bangunza) que civiles et politiques, à partir de 1921, donnant naissance au mouvement politique dominé et dirigé par l’ABAKO, pour l’émancipation congolaise. C’est ce mouvement qui était à l’origine de la conquete de l’indépendance. Le coup d’Etat a fermé la mémoire collective de l’effort pour l’indépendance et a ouvert une autre mémoire qui ne reconnait pas l’héritage de cet effort. Les régimes, qui se sont succédés, partent, malheureusement, de cette cloture mobutuiste. Meme quand on revient à Lumumba, c’est souvent de façon opportuniste avec des silences historiques calculés.
Il faut réarmer la Communauté Kongo, et par elle la société congolaise pour rouvrir la porte à la voie de l’effort pour l’indépendance. Il faut faire parler les silences historiques et renforcer la mémoire collective relative aux luttes des masses, surtout Kongo, pour l’indépendance. Il faut porter à la conscience des gens, surtout par les écoles, les médias, les familles, etc ., l’héritage culturel de nos ancetres, y compris celui des fondateurs de l’orientation dans la pensée et l’existence pouvant conduire à l’émancipation congolaise et africaine, notamment : Simon Kimbangu, Filipo Mbumba, Thomas Ntwalani Bula Mananga, Paul Panda Faranana, Joseph Kasa Vubu, Daniel Kanza, Patrice Emery Lumumba.
Il faut qu’on arrive à bien circonscrire ce que sont nos pères et mères fondateurs et le contenu de leur héritage culturel. Ce contenu doit etre enseigné dans les écoles s’il n’y est pas encore enseigné. Toute personne, en Occident, apprend comme contenu de l’héritage de ses ancetres, un noyau issu de quatre héritages : l’héritage gréco=latin, l’héritage judéo=chrétien, l’héritage du Siècle des lumières et les sciences. Jusqu’ici, le noyau de ce qui est enseigné dans nos écoles reste essentiellement l’héritage occidental ; les traditions africaines (congolaises aussi) ne sont pas enseignées convenablement. La place du fondateur de l’orientation dans la pensée et l’existence pour la libération du Congo, de l’Afrique et des descendants des esclaves ainsi que pour la restauration de la dignité de la race noire, la plus humiliée du monde, place qu’occupe Simon Kimbangu, n’est jamais reconnue et enseignée dans la plupart des écoles congolaises. Les traditions africaines sont dynamiques ; leur dynamisme n’est jamais retenu. Les luttes anti=esclavagistes des Antoniens, sous la direction de Kimpa Vita, les luttes politico=religieuses des Bangunza (le ngunza est la vibration=muningu=, dans le monde, de Dieu), les luttes pour l’indépendance, sous la direction, entre autres, de l’ABAKO, etc., toutes ces luttes ont contribué à développer nos traditions ; les leçons qui en découlent armeraient la conscience nationale. C’est en n’ayant pour base de sa conscience que l’héritage occidental qu’on accepte Léopold II, responsable de l’holocauste dans l’Etat Indépendant du Congo, comme notre père fondateur.
En politique, les pères fondateurs sont ceux qui fixent les noyaux de l’héritage de l’organisation politique du pays. Aux USA, par exemple, les pères fondateurs incluent ceux qui avaient fixé les fondements constitutionnels pouvant guider les générations successives pour modeler la conscience collective. Leurs idées fondatrices sont fixées dans un texte et dans les armoiries (The Great Seal=le Grand Sceau=, par exemple) et meme sur chaque billet du dollar américain(15). Les idées fondatrices qui reprennent le noyau de l’héritage définissent l’orientation du nouvel ordre du monde auquel aspire la société américaine : la confiance en Dieu ; croyance en la Raison=chaque personne du monde est capable de raison= ; croyance en l’esprit qui permet d’arriver à la connaissance vraie ; détermination de quitter l’Europe, le monde de chaos et des guerres après guerres après guerres ; conception de l’action comme ayant deux paires : la guerre et la paix ; etc., toutes ces idées, certaines reprises des héritages gréco=latin et judéo=chrétien, sont représentées sur le Grand Sceau. Cet héritage affirme l’orientation américaine dans la pensée et l’existence et établit la mesure de toutes les choses. Meme le ‘New frontierism’ (toujours pousser vers les nouvelles frontières) semble etre prévu.
Le fait que les régimes qui se sont succédés, en RDC, se sont donnés chacun ses Constitutions, donne l’impression qu’en ces matières, il n’y a pas un accord sur l’héritage fondamental. L’opposition entre l’unitarisme et le fédéralisme n’a pas encore été résolue. Chaque tendance a eu ses constitutions. Le récent compromis, la Constitution de large décentralisation, reste précaire. Le manque d’accord sur des idées fondatrices, conséquences de l’indépendance octroyée et l’échec de la solution à la question nationale, reflète le fait qu’à aucun moment les Congolais, sans intermédiaires étrangers, se sont entendus sur quelque chose qui pourrait etre une Charte d’autodétermination congolaise. L’unitarisme, caractérisant la plupart des constitutions, semble se fonder sur l’ignorance des différences réelles des communautés qui composent notre pays. Le manque d’accord fait que les actions de nos dirigeants ne sont que rarement guidées par des idées fondatrices constitutionnelles. L’hymne national, Debout congolais, qui exprime le projet de société congolaise fondée sur la poursuite de l’effort pour l’indépendance, comme orientation et dynamique de la construction de la nation congolaise, ne guide pas vraiment, meme aujourd’hui, les pensées et les actions de nos dirigeants. Une Constitution de consensus serait élaborée par une Constituante formée par des représentants de toutes les communautés qui composent le pays.
Chaque régime a eu sa propre monnaie ; les éléments représentatifs de la mémoire collective sur la monnaie n’ont pas été les memes. La monnaie actuelle est meme plus provocante : une seule langue nationale=le Swahili= y est utilisée ; il y a meme l’Anglais, langue qui n’est ni officielle ni nationale dans notre pays. Il n’y a donc pas de consensus ni sur les idées fondatrices, ni sur les pères et mères fondateurs, ni sur le noyau de l’héritage politico=culturel, et ni sur les détails des armoiries et de la monnaie. Il a fallu l’exigence de Mwalimu Nyerere, représentant la pression extérieure, pour que Mobutu proclame Patrice Emery Lumumba, l’un des martyrs des luttes contre la recolonisation, comme Héros National. Cette proclamation, aujourd’hui consacrée, ne semble pas influencer les actions des dirigeants du pays. L’héritage de ce héros n’influence que de très peu la mémoire collective. C’est pourquoi il y a une difficulté de trouver une vraie synthèse entre l’unitarisme associé à Lumumba et le fédéralisme à Kasa Vubu. Nous semblons avoir deux fondations qui continuent de se confronter dans la mémoire collective. En gardant sous silence historique les héritages de Simon Kimbangu ou les Bangunza en général et celles de Kasa Vubu et l’ABAKO en général, la mémoire collective congolaise est décapitée de ses éléments devant constituer la boussole de la nation congolaise. Aujourd’hui, la jeunesse congolaise est sans boussole ; c’est cela qui donne libre cours aux cultes de personnalité des régimes qui se sont succédés.
Conclusion
Nous avons essayé de montrer qu’une mémoire collective s’organise et les différents héritages qui la composent reflètent l’orientation qu’une société se donne. Le fait que notre pays continue de connaitre des crises sans fin, fait qu’il n’y a pas, bien souvent, d’accord sur les héritages à consacrer. Ignorer les contributions de Joseph Kasa Vubu et l’ABAKO à l’effort pour l’indépendance signifie qu’on ne sait pas exactement d’où l’on vient et peut=etre aussi où l’on va. La Communauté Kongo qui a produit Kasa Vubu et qui l’avait d’ailleurs proclamé Roi (en opposition au Roi des Belges) a eu l’obligation de l’avoir porté comme drapeau et d’avoir gardé vivant son héritage, aux fins d’exiger, suivant la tradition, sa ‘réincarnation’ ! Mais si vous déchirez votre propre drapeau, qui d’autre le respectera ? C’est la division dans la communauté et la disparition graduelle de l’ABAKO, sous le poids de ceux qui ne voulaient plus entendre parler de la contribution de la communauté Kongo à l’obtention de l’indépendance dont ils voulaient savourer seuls les fruits, qui a provoqué l’oubli de cet héritage. Des fils et filles Bakongo, malheureusement, étaient impliqués dans cette tragédie. La régénération de l’ABAKO est indispensable pour réveiller et réunifier la communauté Kongo ; ce qui contribuera à l’éveil de toute la nation congolaise qui sera, alors, attentive à l’inclusion à la mémoire collective de l’héritage indispensable de Joseph Kasa Vubu et l’ABAKO.
Références
1. Candice L. Goucher, Charles A. Leguin et Linda A. Walton, In the Balance: Themes in Global History. Vol. 1. New York: MCGraw Hill, 1998, Chapter 9.
2. Alain Badiou et F. Balmès, De l’Idéologie. Paris : Maspero, 1976.
3. Benoit Verhaegen, L’ABAKO et l’indépendance du Congo Belge : Dix ans de nationalisme kongo(1950=1960). Tervuren : Institut Africain=CEDAF and Paris : Editions L’Harmattan. Pp386=402.
4. L’information obtenue du Prof. Mutamba Makombo Kitatshima ; il s’agissait de son père.
5. Peter Hallward, ‘The Politics of Prescription..’ The South Atlantic Quarterly 104: 4. Fall 2005 ; Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre. Paris: François Maspero, 1970 ; Amilcar Cabral, Unité et Lutte : I, L’arme de la théorie et II, La Pratique Révolutionnaire. Paris : François Maspero, 1975.
6. M. W. Kodi, ‘The 1921 Pan=African Congress at Brussels: A Background to Belgian Pressures’ Transafrican Journal of History vol. 13, 1984.
7. Simon Kimbangu: Son dernier sermon à Mbanza Nsanda, le 10 septembre 1921.
8. Bidiu Nkebi Kebila, Les Bakongo et le Fédéralisme. Kinshasa : Editions L’Avenir, 1998, Pp, 24=25.
9. Jean=Paul Sartre, La Pensée politique de Patrice Emery Lumumba. http://www.lepotentiel.com/xd232726.htm
10. Conversation avec Mr. Jean Hekamanu qui avait participé à cette réunion.
11. C’est la position de tous les Bangunza.
12. John M. Janzen, ‘The Politics of Apoliticality: Form and Process in a Lower Congo Regional Council’, Cahiers d’études africaines, Année 1969, Vol. 9, No. 36, Pp 570=599.
13. Michael G. Schatzberg, Mobutu or Chaos: The United States and Zaire: 1960=1990. Lanham, New York and London: University Press of America, 1991; Larry Devlin, Chief of Station: CONGO, A Memoir of 1960=1967. New York: Public Affairs, 2007
14. Voir note 3: La déclaration de Kanza, p.401 ; référence est faite à la lettre de Kasa Vubu, p.392=393.
15. Joseph Campbell, The Power of Myth. New York: Doubleday, 1988, Pp 3=35.